L’héritage philosophique de Nietzsche a toujours eu une signification particulière pour la culture russe. Le nom de Nietzsche est mis constamment au premier plan lorsque l’une des questions éternelles vient à nouveau à être d’actualité, comme, à présent, celle de l’identité culturelle et nationale de la Russie.
Dans le cadre des débats sur le problème «Russie-Occident», l’école de Nietzsche est perçue par tous les participants de cette discussion comme une manifestation des valeurs européennes. Elle acquiert des connotations positives ou négatives en fonction de la nature des recherches et de l’interprétation de l’identité russe : s’agit-il d’une manière de se rapprocher de l’Occident, d’un engagement en faveur de l’occidentalisation ou, au contraire, d’une façon de prôner l’isolationnisme à travers la russification et la «nationalisation» de la Russie, hors de l’Europe.
Pendant plus de cent trente ans (depuis la fin du XIXème siècle jusqu’aujourd’hui), le regard positif ou négatif de l’intelligentsia russe sur les idées du philosophe allemand a servi d’indicateur en vue d’une orientation pro-occidentale ou anti-occidentale de la Russie.
Le début des années 2000 est la Renaissance de la philosophie de Nietzsche en Russie. De la même manière que la Russie a connu un épanouissement culturel lors de l’époque de Pouchkine et un avancement culturel au début du siècle dernier, cette période pourrait être appelée « l’ ge d’argent du nietzschéisme en Russie » (l’ ge d’or de la philosophie de Nietzsche en Russie étant alors représenté par la première décennie du XXème centenaire). Le renouveau de l’intérêt pour la philosophie de Nietzche a correspondu à l’adhésion du pays à la communauté scientifique mondiale et à sa reconnaissance en droits en tant que puissance européenne.
A partir des années 2010 et jusqu’à aujourd’hui, s’est installée une période, que j’appelle « la crise du nietzschéanisme russe », et qui persiste toujours. Pendant la deuxième décade du XXIème siècle, l’opposition nationaliste-patriotique russe a commencé à se consolider. Les défenseurs des théories traditionalistes, néofascistes et national-communistes se sont transformés en défenseurs de l’antimondialisme, l’antipostmodernisme et l’antiglobalisme.
Les néoconservateurs chrétiens occupés aujourd’hui à définir la nouvelle identité russe, soutiennent de tout cœur la transformation de Russie en « civilisation chrétienne orientale » antinitzschénne. Leur critique de Nietzche est liée au fait que, selon eux, Nietzche est le créateur des valeurs postclassiques du monde occidental moderne, qui contredisent l’image de l’Europe par excellence, l’idéal indestructible de l’Europe qu’ils souhaitent mettre en place en Russie. Cependant, cet idéal n’existe pas, en réalité, il existe seulement dans le passé mythique ou le futur mythique.
Leurs concurrents, les idéologues « du Troisième Chemin » de Douguine, qui citent constamment des aphorismes de Nietzsche isolés du contexte, suggèrent que leur but est de former en Russie « un pôle conservateur-révolutionnaire de l’Eurasie à caractère impérial », une nouvelle voie de développement de la Russie hors de l’Europe. En 2021 pendant la préparation à la guerre en Ukraine, un groupe d’extrême droite pro-gouvernemental a tenté de remplacer le comité de direction, pro-libéral, de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie par les idéologues réunis autour des médias Tsargrad (Aleksander Douguine, Konstantine Malafeev, Aleksander Boroday et les autres). Ils ont annoncé ouvertement que dans des conditions critiques du moment, mettant en jeu l’affrontement entre civilisations, la position des philosophes russes par rapport à l’Occident hostile n’était pas moins importante que celle des généraux militaires, et que l’Institut de philosophie devait stratégiquement être au même niveau que l’État-Major général des forces armées de la Fédération de Russie. Ce qu’ils considéraient comme une fausse interprétation de la philosophie de Nietzsche représentait, à leurs yeux, un des arguments principaux portés contre le comité de direction de l’Institut de philosophie dont le programme de recherche fut accusé d’être criminel.
« Le portrait russe » de Nietzsche du début du XXIème siècle n’est pas encore écrit. Il reste encore à accomplir un grand travail pour réinterpréter l’héritage de Nietzsche au niveau académique ainsi qu’au niveau populaire, et cela devrait conduire à une nouvelle dénazification de Nietzsche. Il faudrait blanchir son nom des associations avec le ultraconservatisme russe d’extrême droite, le nationalisme et l’eurasisme.